lun., 06/10/2025

Les Communistes

Les communistes

Chez les Espagnols, ici en Belgique, il y a deux sortes de communistes : les bons et les mauvais.
Je dis ici, en Belgique, pasque en Espagne ils sont tous mauvais.  Ils sont interdits et ils se cachent.  Ou bien ils partent, comme nous, à l’étranger, sinon on les poursuit et on les met en prison.  Ou on les tue.
Donc, ici, il y a les bons communistes — qui sont pour leur chef, Lister — et les mauvais, qui eux sont pour Carillo.  C’es mon père qui le dit.  Lui il est pour les bons.  Mais, j’ai des copains dont le père est pour Carillo, et eux disent que c’est eux les bons, et que nous, on est les mauvais.  Les pauvres…

Les communistes de Lister organisent parfois des manifestations contre la dictature en Espagne. Contre Franco et pour la liberté.  Les autres communistes le font aussi, mais pas au même moment et on va jamais à leurs manifestations.

Mon père rencontre des communistes les samedis et dimanche, au Vieux Marché, aux puces.
Il revient toujours avec des tracts, des affiches, des journaux communistes, et des disques 33 tours avec les enregistrements des discours de Fidel Castro...  Moi, je lis les journaux et les tracts.  Ils disent de lutter pour que les gens soient libres, qu’on ne soit pas commandés par des dictateurs comme Franco, à la solde de l’impérialisme américain.  Moi, je suis d’accord avec la lutte pour la liberté.  Ils disent aussi que c’est pas juste que des gens soient pauvres et que d’autres soient riches.  Et ça moi aussi, je suis d’accord.
  
Un dimanche, dans une discussion, un type au marché dit à mon père que les communistes, c’est rien que des terroristes qui veulent assassiner les curés, et qu’ils -les communistes- sont aussi jaloux des riches.  Il ajoute que pour être riche, c’est simple, ya qu’à travailler, au lieu de passer son temps à protester et manifester, tous ces trucs de feignants.  Ça a failli tourner à la bagarre.  Mon père devient tout rouge et répond que ça se saurait si le travail rend riche.  Que lui, il a travaillé toute sa vie depuis ses dix ans, et avant lui son père, et encore avant, son arrière-grand-père, travaillé dur, tout le temps, et pourtant malgré ça, il n’est pas riche, toujours aussi pauvre.  Mais qu’il est pas prêt à le devenir de toute façon, riche, pasque c’est pas de ça qu’il s’agit, que ce qu’il faut c’est qu’il y ait plus, ni riches, ni pauvres.  L’Égalité.  Et il ajoute que la plupart des riches ils ne savent pas ce que c’est que travailler.  Juste utiliser le travail des pauvres à leur profit, ça oui, ça, ils savent !
Et ça a continué comme ça, sur le même ton, en s’échauffant, même que l’agent de police, qui fait sa ronde au marché pour surveiller les voleurs, est venu séparer tout le monde.
— Allez dites, circulez, hein !  Si vous avez envie de vous battre, allez le faire chez vous, dans votre pays !  Ici, c’est un marché.  Vous n’êtes pas ici en Belgique pour faire de la politique et troubler l’ordre public.  Allez, on se disperse, vite !
En rentrant à la maison, mon père me dit qu’il faut pas que je me mêle de ces choses-là, de politique, même que j’évite d’en parler – il me connaît ! — qu’il vaut mieux écouter, se taire, voir et ne rien dire...  Ver, oír y callar.

Quelqu’un que mon père rencontre souvent c’est un type, je sais pas son vrai nom, que tout le monde appelle Le Russe.  Il parait qu’il habitait en Russie avant de venir en Belgique, qu’il parle russe, encore mieux que l’espagnol, et qu’il est ingénieur.
Il est au chômage, et moi en tout cas, je trouve qu’il a pas l’air très malin pour un ingénieur.  Un air d’idiot, comme Bourvil, dans les films quand il fait l’idiot, mais lui il est pas drôle, Bourvil oui, il me fait rire et je crois qu’il fait semblant d’être idiot.  Il a aussi des lunettes avec des verres foncés.  Le Russe, hein, pas Bourvil !
Le Russe, il s’invite chez nous le dimanche midi.  Tous les dimanches !  
Il arrive un peu avant l’heure du repas, puis il reste, il traîne.  Ma mère patiente - et s’impatiente, elle sait faire les deux choses à la fois, ma mère !  Elle retarde un peu le repas, on ne sait jamais que cette fois il se décide à partir, puis comme il se décide pas, elle se sent forcée de l’inviter à manger avec nous.  Ça lui plaît pas trop à ma mère, je le vois, même si elle ne dit rien.
Je comprends pas ce que mon père lui trouve, au Russe.  À moi, il me parle jamais, à peine s’il me dit bonjour en regardant au-dessus de moi comme si j’existais pas.  Et il fait pareil avec mes soeurs.

Les communistes du PCOE de Lister — PCOE ça veut dire « Parti Communiste Ouvrier Espagnol », l’autre, celui des mauvais de Carillo, c’est le PCE, « Parti Communiste Espagnol » – le PCOE, donc, a loué un petit local à l’avenue Clémenceau, juste derrière le coin, presque en face de la pharmacie.  C’est mon père qui leur a trouvé le local.  Il a tout tapissé et il leur a fait les peintures à neuf.  Gratuit. C’est sa contribution à la lutte, qu’il dit.  Mon père il fait ça après son travail à la fabrique, il peint des appartements, il tapisse, enfin tout ça.  Avant, en plus de la fabrique, il nettoyait les bureaux.
 
Je vais avec lui pour l’aider, nettoyer les pinceaux, les brosses, les rouleaux, tout le matériel.  Mon père quand il peint, il a toujours une cigarette au bord des lèvres, sur le coin de la bouche.  Il peut pas s’en empêcher, il dit que ça l’aide à mieux travailler, que ça l’occupe.  Dès que sa cigarette est finie, il en rallume une autre, sans réfléchir, et il continue à peindre, sans presque tirer sur la cigarette, avec le filet ondulant qui lui lèche le visage.  Ça l’oblige à pencher la tête et fermer un oeil.  Ce qui compte c’est qu’elle soit là, allumée et fumante.
Évidemment, pour l’inauguration du nouveau local du PCOE, on a été invités.  Le local s’appelle « Comité de Représentation Belge de l’ Unique Parti Communiste Ouvrier Espagnol en Belgique ».  Comme ça, personne ne peut ignorer que c’est en Belgique.  C’est écrit en peinture rouge sur la vitrine. Ma mère a refusé de venir, elle a donné comme excuse qu’elle a pas le temps, plein de choses à faire dans la maison, mais elle n’aime pas beaucoup tous ces gens, pas pasqu’ ils sont communistes, ça, elle serait plutôt pour, mais pasqu’ elle les trouve bêtes.   Mais ça, elle le dit pas — surtout à mon père ! — mais je le devine.  Mes soeurs non plus ne sont pas venues.

« Camarades !  Aujourd’hui est un grand jour.
Bada -c’est une sorte de chef- parle à travers un mégaphone qui n’arrête pas de siffler dans le petit local.  Quelques femmes se bouchent les oreilles, mais les hommes gardent l’air sérieux, stoïques face à la bourrasque endiablée de décibels.
— Enfin !  Le PCOE, même si encore forcé à l’exil par le dictateur, sort de la clandestinité.  C’est avec orgueil, ici, avec vous tous, que je déclare officiellement ouvert ce local, qui sera le centre d’où jailliront nos futurs combats contre l'infamie de la dictature, et c’est ici, j’en suis sûr, que nous récolterons nos victoires.  Pour la liberté, la justice, la fraternité et l’égalité !  Vive la dictature du prolétariat !

Le fils de Bada, vient se glisser sous la table et lui tire la jambe du pantalon.
— Papa !  Papa !
— Ouste, toi !  Ne viens pas me casser les couilles maintenant !  Allez, file vite chez ta mère. Vive la dictature du prolétariat ! »

Bada, c’est le responsable politique de la cellule belge du PCOE en Belgique.
Lui, c’est comme le Russe, il me parle jamais quand je suis avec mon père et qu’on le croise.
Parfois, il demande, devant moi, à mon père :
— Et ton fils, ça va ?  Tu es content de lui ?
Il pourrait me le demander directement à moi, non ?  Vous trouvez pas ?
Non, il me regarde furtivement, en hochant la tête, comme si j’étais un aspirateur d’occasion et qu’il se tâte si m’acheter ou pas.
Oui, mon père il est content de moi.  C’est ce qu’il dit, en tout cas.

Quinze jours après l’inauguration du nouveau local — un rez-de-chaussée, une ancienne épicerie et il est mort l’épicier, il était vieux – deux pièces, salle de réunion-bibliothèque (communiste) à l’arrière, salle de réunion-bistrot devant, première réunion générale importante.

« Camarades !  Merci à tous d’être là.  Merci à tous de soutenir la lutte, d’accepter les privations, merci d’accepter de souffrir loin de chez nous.  Et merci de participer — et je sais comme c’est dur — avec vos cotisations, au financement de ce local, de ce comité qui deviendra, soyez-en sûrs, le fer de lance de la lutte du prolétariat contre la tyrannie de la dictature capitaliste aux ordres de l’impérialisme de Washington !  Camarades !  Pour prendre la mesure de la tâche qui nous attend, le comité a décidé d’organiser un voyage en URSS. Oui, à la source !  Là où les rêves les plus ardents de l’humanité sont devenus réalité.  À la terre promise de notre idéal !  Une partie des cotisations et du fonds de réserve y seront consacrés, mais comme vous vous en doutez, camarades, cela ne suffit pas !  Une participation de deux-mille francs par personne est nécessaire.  Oui, je sais !  C’est une grosse somme.  Mais, tout est compris : voyage en car, visite de Moscou, visite du panthéon de Lénine, de Staline, visite d’une ferme collectiviste, hôtel, logement, boissons — ah, la Vodka, hostia ! — rencontres avec des camarades russes, nourriture.  Tout est inclus !  Si vous regardez bien, ce n’est pas cher.  Le voyage se fera en janvier, car même si les conditions climatiques y sont encore un peu rudes, les prix sont plus intéressants en hiver !  Inscrivez-vous maintenant, camarades !  Les places sont limitées à la contenance d’un seul car !
— Papa, on va y aller, nous ? Y a des ours polaires là-bas !
— Ne dis pas de bêtises.  Je ne vais pas perdre, en plus des deux-mille francs, dix jours de travail sans solde à la fabrique.  Et puis, ta mère...

— Camarade Secrétaire, un moment !  Je réclame la parole !
Le brouhaha laisse place au silence et tous se tournent vers Tano, l’intervenant.
— Pourquoi organiser ce voyage, et dépenser tout cet argent, alors que nos camarades clandestins, nos camarades poursuivis, souffrent en Espagne ?  Est-ce qu’ils ne sont pas, eux, notre objectif prioritaire ?  Ceux que nous devrions aider ?  Nous n’avons pas besoin de ce voyage !  En tout cas, tant que nos camarades souffriront !  Utilisons cet argent pour aider les nôtres !  Envoyons cet argent que vous vous apprêtez à dépenser, en Espagne !  Il servira à les soutenir, eux et leurs famille, à les nourrir, à payer des avocats, il servira à ce qu’ils sachent que nous ne les oublions pas, que plutôt que faire des voyages d’agrément comme de vulgaires bourgeois arrivistes, nous nous cotisons pour les soutenir.  Voilà ce que nous devons faire avec cet argent !

— Bravo !  Bien !  Il a raison, faisons ça !
— Faites-le taire !  De quoi te mêles-tu ?  Le Comité a pris sa décision, obéissons à ses décisions !

— Camarade Tano, je peux comprendre tes arguments, mais tu te trompes.  L’éducation est aussi importante que la lutte.  Elle est même le berceau de la lutte !  Et ce voyage est fondamentalement éducatif !  Formateur ET Révolutionnaire !  De plus, camarade, comme viennent de te le signaler plusieurs camarades, le Comité a pris sa décision.  Tu te dois de respecter la décision du Comité.  Le Comité est au-dessus de toute considération égoïste et individualiste !

— Le Comité aurait pu demander l’avis par vote des membres !  Il ne l’a pas fait !  Il a fait preuve d’autoritarisme, je conteste ses décisions unilatérales !  Passons au vote !

— Oui, votons !   Bravo !  Tout à fait d’accord avec le camarade Tano !

— Dehors les anarchistes !  Vous êtes des infiltrés du PCE, des saboteurs à la solde de la pseudo-démocratie, des suppôts du capitalisme !  Dehors !  Allez-vous-en !  Allez donc chez les Socialistes !

Mon père me serre la main et me murmure :
— Vamos.  On s’en va vite !  Ça commence à sentir mauvais ici. »

On se faufile à travers la foule gesticulante.  Tous sont debout, et crient, hommes et femmes.  Au moment de franchir la porte, je jette un dernier regard.  Les premières empoignades commencent.
Dans la rue, mon père accélère le pas.  Moi aussi.  Je peux pas faire autrement : il ne m’a pas lâché la main et il me serre trop.  J’ai mal, mais je me tais.  Enfin, on arrive à la maison et il me lâche.
« Pas un mot à ta mère de tout ça, c’est compris !? »

La faction contestataire s’est fait expulser après notre départ.  Jetés dehors, bousculés et hués, ils fuient.  Plus tard, certains reviennent avec des bâtons, des manches de pioche.  L’un tient un pistolet automatique.  Ils arrivent devant la maison et le type avec le pistolet tire dans la vitrine, qui explose en morceaux.  Ça crie à l’intérieur, pris de panique par le coup de feu.
« Pourquoi tu as tiré ?  Es-tu fou ?  Il fallait leur faire peur seulement.  Gare à toi si tu as touché quelqu'un ! »

La police arrive dans les cinq minutes – ils ne sont pas loin, Place du Conseil –, mais pratiquement tout le monde est parti, déjà.  Seuls Tano et deux types du comité sont là à leur arrivée.
« Monsieur l’agent, il s’agit d’une lâche attaque des forces réactionnaires capitalistes infiltrées contre la légitime lutte de la gauche prolétarienne mondiale.
– Allez allez, pas d’histoires ! ont dit les policiers ».

Et le local du « Comité de Représentation Belge de l’ Unique Parti Communiste Ouvrier Espagnol en Belgique » a été fermé sur ordre de police.   Une semaine plus tard, il est incendié en pleine nuit et quelques jours plus tard, par décision judiciaire, le « Comité de Représentation Belge de l’ Unique Parti Communiste Ouvrier Espagnol en Belgique » est jugé persona non grata sur tout le territoire du Royaume.

Mon père évite de passer devant, depuis.
Moi, j’y passe, avec les copains, je leur raconte ce que j’ai vu — et puis un peu aussi ce que je n’ai pas vu.  D’autres fois, quand je dois faire des commissions pour ma mère, je fais un léger détour.  J’aime bien m’arrêter devant la vitrine éclatée, fermée par des planches clouées et noircies, et imaginer la scène avec le pistolet.  Au travers des planches, on peut voir aux murs, le papier peint noirci qui pend en lambeaux, double victime des contestataires communistes pyromanes et des pompiers.  
C’est mieux que mon père ne voie pas ça, ce que son travail est devenu.

Mon père, depuis, continue à saluer les anciens camarades.  Mais il s’attarde moins avec eux, et il n’accepte plus de tracts, ni d’affiches, ni rien.
Et le Russe ne vient plus les dimanches, s’inviter à manger chez nous.
Moi, je trouve ça bien.  Et ma mère aussi, j’en suis sûr.


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